C’est un temps que les moins de vingt ans n’ont pas pu connaître. Les 90’s. Les 90’s pinardières.
Il n’y était pas question de Jura, de blancs orangés, de rouges clairets. Pour faire sérieux, il fallait causer bordeaux, de préférence avec l’accent de Monkton, en trimballant négligemment le WA (prononcez dabeulyouheï) dans son baise-en-ville. On envisageait de se montrer aux primeurs sans sortir sa carte vermeil. Saint-Émilion gagnait ses premiers millions, on se mettait à l’envers au Décor (ou l’inverse). Snobés hexagonalement pour ne pas encore fréquenter la salle de gym, les grands bourgognes lestaient les Mercedes, les BMW dont le cul-bas frottait au retour le bitume de l’A36; plus au sud, le Rayas, presque prolo, pouvait toujours se boire au goulot en 205, Jamet voyageait en low-cost. Malgré l’important risque d’écharde, déboucher un Sassicaia, un Clos Mogador ne suscitait pas encore l’hilarité générale ni n’octroyait automatiquement un diplôme de technicien supérieur de la ringardise, de piche* comme on dit dans le Midi.
Chez les (rares) initiés, loin de la Presse spécialisée (et bien avant que les anciens élèves d’écoles de Commerce ne s’en emparent et ne photocopient leurs passions), le naturisme pointait timidement son nez. Aux vendanges 1998, Néauport sortait chez l’ami Laforgue ses Tribulations d’un amateur de vins, pourfendant un Raminagrobis beaujolesque auquel il ne fut pas de bon ton ensuite, la mode venant, de jeter Lapierre, tandis qu’à l’aube de la décennie, Peppone (AKA Alain Castex) hésitait encore entre l’atelier de réparation de vélos de la rue des Filatiers à Toulouse et ses premières vignes amoureuses des hautes-Corbières.
À l’époque, la mode était au Languedoc. Un Languedoc de biceps et de poils, couillu**, adepte du chenillard et de la pioche. S’extirpant péniblement de la chape de plomb du kolkhoze, les jeunes-turcs de l’époque avaient tout à prouver. Notamment que ce vignoble bi-millénaire, comme on dit dans les brochures syndicales, pouvait produire autre chose que de la piquette, du jaja à soldats, à mineurs, autre chose qu’un sous-vin d’Algérie.
Les crus qui débarquèrent alors avaient généralement le gabarit d’un avant biterrois de la grande époque. Ne nous renions pas (même si Narbonne puis Toulouse ont eu nos faveurs), nous avons parfois aimé ça. Y compris parmi ceux qui aujourd’hui font les minous quand l’étiquette indique un degré supérieur à 11,5% et qui étaient loin d’être les derniers dans la surenchère, « tendance » oblige… Les bouteilles étaient à l’image de leur contenu, lourdes, les jus aussi noirs que les lunettes qu’on vous fourgue pour observer les éclipses solaires, éventuellement cachés derrière une épaisse forêt de chêne; il serait aujourd’hui difficile d’en ingurgiter certains sans se taper au minimum un paquet de clopes par jour. Il fallait marquer les esprits. À chaque époque ses excès, ses inspirateurs, ses suiveurs…
Le Vin Maghani fut un des symboles de ces années-là, inventé par ce que les agences de com’ désignent sous le vocable de « vigneron de caractère ». Sauf que son inventeur, Marc Valette, lui, a vraiment du caractère. Pas que sur un communiqué de Presse.
Un jour, dans sa vieille cave de Thézan, il attendait Kermit Lynch. Le célèbre importateur américain, non content d’arriver copieusement en retard, joue les distraits et plutôt que de s’intéresser à la structure de ce qu’on lui sert n’a d’yeux que pour l’aérodynamique de son accompagnatrice. Ni une, ni deux, il est expulsé du terrain, Marc ne lui vendra jamais de vin, c’est Eric Solomon qui en profitera pour remporter le morceau avec un 1994 « fûts de chêne » toujours vigoureux.
Maghani (le vin du dimanche d’Omar Kahyam) arriva sur terre en 1995. Un vin incroyable, démesuré. Excessif aussi sûrement. Tel le mur de bruit d’un concert des Stooges. J’en ai bu sur de la bécasse bien mûre, j’ai cru qu’on m’avait servi du poulet***… Avec le temps, il s’est assagi (je parle de Maghani), mais pour en avoir descendu une bouteille récemment (escorté d’un 94 pré-Maghani), il est difficile, en cave, de le ranger ailleurs que dans la catégorie OVNI.
De millésime en millésime, cette cuvée fut toujours une recherche, un peu comme le service R&D du domaine, et de ceux qui le suivent. Avec des plus et des moins, quelques années bretts aussi (« expression du terroir » comme on dit désormais chez les experts du genre…), toujours avec style cependant, un gros volume de jeu et une aptitude plus que certaine au vieillissement.
Puis, il y a une quinzaine de jours, je suis remonté à Cessenon, sur la route de Causses-et-Veyran. Voir Marc, bien sûr, et, au passage, goûter ce qu’étaient devenus ses vins****. On a grillé des daurades tombées d’un bateau du Cap d’Agde et de la viande de la montagne, en embrassant cette vallée de l’Orb sur laquelle nous avons souvent vu le soleil se lever.
Un peu de fino évidemment (délicat Electrico en rama + émouvant Equipo Navazos n°15), un frétillant cinsault 2017 du domaine (sans une goutte de SO2 et pourtant frais comme un gardon), des vieilles bouteille des 90’s évoquées plus haut et la découverte du jour, le Maghani 2016, embouteillé.
Et là, j’ai repensé à cette anecdote racontée par un grand vigneron rhodanien (tendance grenache papal). Alors qu’il était occupé à faire déguster ses vins dans un salon, débarque le patron d’une importante revue pinardière, une bouteille de trousseau à la main:
– Goûte! C’est ça qu’il faut que tu fasses maintenant!
Évidemment, même si il peut sembler cocasse, on comprend le sens du message*****, il s’agit de rafraîchir le style, de coller davantage à l’impatiente « envie de glouglou » (désolé ressortir l’horrible terme). Et il y a des façons de le faire, plus ou moins sérieuses. Garder du gaz (génération soda), laisser monter la volatile (« quelle tension! »…), partir en cacahuète (façon souris ou déviances chic). On doit, plus techniquement, s’interroger sur la juste maturité des baies, ne plus chercher à battre des records, savoir s’arrêter à temps (sans tomber non plus dans la mode de la verdeur malique qu’on a vendu comme la panacée, pour faire bourgogne…). Se poser des questions aussi sur l’extraction, moins taper dedans, et forcément sur l’élevage, la qualité des barriques, ou l’emploi d’autres contenants moins polluants.
J’ai repensé à cette anecdote car il me semble, qu’avec Maghani 2016, Marc Valette (avec d’autres pros qui travaillent là-dessus) commence à résoudre la quadrature du cercle: sudiste ET « dynamique », mais sans trucage.
La descente en cave m’a d’ailleurs largement confirmé cette impression. Les 2018 que j’ai goûtés accentuent le trait, on boit ça comme du petit lait, tout en étant saisi par la profondeur des jus. Reste la question du comment? La partie émergée de l’iceberg, c’est bien sûr l’alignement de jarres à la droite du chai, l’arrivée aussi de fûts autrichiens; solutions à la mode diront les mauvaises langues. Il n’empêche que sur ce genre de profils, ça fonctionne. Il y a bien sûr aussi quelques conseils rayassiens, notamment sur la maîtrise bactérienne, la recherche de davantage d’équilibre, le contrôle de la maturité, mais ne sous-estimons pas un paramètre essentiel qui influence désormais la production de plusieurs vignerons historiques du Languedoc-Roussillon: l’âge des vignes.
On en revient aux 90’s! La plupart des ceps de Canet-Valette datent du début de cette décennie, ils approchent la trentaine. Au passage, même si Marc a longtemps eu le bio pudique****** (il refusait de le mentionner sur ses étiquettes…), ils n’ont jamais connu la chimie lourde, ce qui ne gâte rien.
Reste donc le vin, ce Maghani 2016 (lequel ne contredit pas les 95 dont on reverra un de ces quatre matins une version revisitée*******). Bien sûr, l’intelligence nous commanderait de le mettre en cave, mais comment résister à son charme immédiat? Le pilier biterrois s’est fait danseur-étoile… étincelant, gracieux, sautillant. En attendant le 2018, il s’agit sûrement d’un des vins les plus aboutis que j’ai goûtés en Languedoc-Roussillon. Et offre à tous, loin du simplisme, une excellente piste de réflexion sur ce que pourrait être l’avenir des (grands) vins du Sud.
* La piche, femelle à l’origine, tendance coiffeuse/esthéticienne s’accorde très bien au masculin (avec même une variante pichou à Montpellier). On a plus de tendresse pour elle que pour la pétasse parisienne ou la cagole marseillaise, mais bon… Pour en revenir aux dinosaures pinardo-menuisiers sus-cités, on dirait, « ça fait piche ».
** Les femmes étaient rares dans cet univers rude si l’on excepte Marlène Soria et ses vins virils, ou Patricia Boyer, alors élève du professeur Domergue.
*** En revanche, le 97 avait été parfait sur les chardonnerets et les pinsons des bois « en ortolan ».
**** Je l’avais loupé à Millésime Bio, ses échantillons étaient épuisés, il était parti trop tôt.
***** Message éventuellement discutable, car on peut estimer que c’est au vigneron de décider du style de vin qui convient à son envie, à son goût, et surtout à son terroir. Cela étant, un avis extérieur, éventuellement celui d’un prescripteur, peut avoir un intérêt consultatif.
****** À propos de bio, un scandale secoue désormais les environs de Saint-Chinian, avec la sortie d’une enquête du magazine de l’UFC, Que Choisir? (ci-dessous), qui épingle une cuvée théoriquement nature d’Axel Prufer et pourtant contaminée à la chimie de synthèse (un puissant fongicide). Par parenthèse, on a été fortement déçu récemment par un autre bouteille du même producteur qui, sur les asperges, nous a remplacé le vinaigre. J’avais pourtant adoré le même Brutal qui en 2015 justement ne l’était pas. J’en parlais ici. Un autre domaine languedocien est d’ailleurs tombé lui aussi dans la même étude, Les Terrasses d’Élise, gravement mis en cause par le magazine.
Comment, à cette occasion de ne pas réclamer une fois de plus, dans le respect (élémentaire!) du consommateur, une réglementation, une certification de ce sous-ensemble flou qu’est devenu le vin nature? Même si ça fait tousser certains margoulins, certains vendeurs de soupe habitués au blanchiment de vin sale…
******* Car il existe toujours en France et dans le Monde une vraie clientèle, de vrais marchés pour des vins de garde, puissants, opulents, sans concessions.