Il est tard, le déjeuner s’éternise. On a beaucoup goûté, bu aussi, mangé un superbe plat de lotte à l’hispano-anglaise, des lentilles, du canard, du cochon. Ciel plombé. L’hiver dans toute sa splendeur campagnarde. La sensation à quatre heures de l’après-midi qu’il est minuit. Passionnante dissertation sur les versions avec et sans sulfites de Chandon de Briailles*. La table est encombrée, arrive encore une bouteille, à l’aveugle, comme toutes les autres. Un jus très très mûr, boisé, des arômes cuits (on a bu précédemment un cinsault de La Livinière autrement plus frais), tendance merlot pour gringo.
Soyons honnête, ce n’est pas mauvais, mais la bouteille semble interminable, on finit le palais aussi encombré que la table. Et soyons honnête (bis), ce vin, on l’a adoré, adulé, idolâtré. Par parenthèse, le story telling était magnifique: dans les années 80, le vigneron vendait ça quelques dizaines de francs la bouteille, sur une table de camping, devant son Combi, à l’entrée de l’Aérospatiale; invariablement vêtu d’une magnifique veste bleue d’ouvrier agricole, son style tranchait avec celui de ses nouveaux voisins, anciens épiciers enrichis grimés en lords anglais.
En tout cas, une belle expérience, comme on dit chez les rats de laboratoire. Il est finalement passionnant de re-goûter ce genre de vins dont le temps, nos habitudes, nos amours nous ont éloigné, alors qu’on les a tant aimés, il y a des décennies. On en apprend tellement sur soi-même, l’évolution de sa façon de déguster, de boire. Sur l’expérience acquise aussi. J’étais quand même un peu merdeux à cette époque-là, bourré de certitudes, parfois ineptes.
Merci en tout cas à celui qui a servi ça (à l’aveugle) dans mon verre. La mise en perspective est une absolue nécessité quand on aime le vin.
Tout cela m’évoque la formidable prétention tant répandue dans le Mondovino qui consiste à croire, à laisser entendre que son avis personnel, à un instant T, est universel. Démontre aussi (outre leur inélégance amerloque) le ridicule des notes, de la légende des dégustateurs prétendument objectifs, purs esprits du goulot.
Et je repense à un copain de l’époque qui se serait prostitué pour une bouteille de Tertre, de Roc, ou même de Domaine de Cambes. Il se pâmait devant chaque mot de François Mitjavile. Là, j’imagine une seconde qu’on lui serve aujourd’hui ce 2014, à l’aveugle: le verre finit bruyamment à l’évier, tous les saints de la révolution permanente pinardière sont immédiatement convoqués autour de la table, il crie, s’indigne, s’époumone.
Car lui qui était de droite très à droite, détenteur de la plus grande collection de cassettes VHS porno de son quartier, girondophile patenté, ne se déplaçait jamais sans le dernier numéro du Wine Advocate est aujourd’hui ce qu’il faut bien appeler un « ayatollah »** du vin nature.
Avec la foi des nouveaux convertis, il applaudit même aujourd’hui à la propagande pinardière de la gauche woke franchouillarde, s’enthousiasme (sublime rédemption…) des cuvées masculinophobes, sexistes, qui servent de banderoles aux intersectionnels, aux nouveaux maos parigots (qui toutefois préfèrent le marketing, les biffetons à la politique). Vous savez, le vin à Coffin, celui de FI, des œnologouines (sic)***, celui des poissardes opportunistes, caricaturales, qui, faute de goûter au divan ou à la chimie lourde, veulent « brûler les mecs » pour soigner leur dépression. Le genre de pif dont seule compte l’étiquette (vous en avez des exemples ici), le dazibao, le « message ».
C’est peut-être ça, d’ailleurs, qui lui plaît au copain de l’époque: peu importe le vin, comme au bon vieux temps, on boit un statut, une image. On est rassuré, on appartient à une famille, une tribu qui a « forcément raison ». En prime, ça fait djeun’. Enfin, on croit que.
Alors qu’à juste titre, le vin digeste a partout la cote, voilà qu’on nous ressort des discours haineux, extrêmes, qu’on déverse, à la régalade, de l’imbuvable. Le vin, boisson d’amour, jus de civilisation, instrument de partage, objet de communion, « lubrifiant social »**** devient arme de guerre*****. Une poignée de fanatiques, symétriques pinardiers des jiléjone du Capitol, des groupuscules de rageux, tweetant, radiotant, tentent de le prendre d’assaut pour le polluer de leurs délires, de leurs frustrations, de leur mal-être. Bonjour tristesse…
En réalité, le fond de l’affaire, c’est juste d’admettre qu’on peut se tromper. Qu’il n’existe pas, aussi bien en matière de politique que de vin, de vérité révélée. Et qu’en aucun cas elle doit s’imposer à tous, en une sorte de transcendance totalitaire digne des pires idéologies du siècle passé.
Admettre que notre pensée, que notre goût ne sont pas infaillibles. Qu’on peut avoir raison, et être démenti quelques minutes, quelques heures plus tard, quand une démonstration, une bouteille viennent écrouler le château de cartes, intellectuel ou liquide, patiemment échafaudé.
Regardez ce que je vous racontais plus haut sur nos amours de jeunesse, ce saint-émilion jadis porté aux nues et qui désormais me semble old school. Je me souviens, à la même époque, de crus nous procurant des émotions comparables, des 89, des 90: Le Bourg des frères Foucault, Rayas, et la micro-cuvée d’un coteaux-du-layon exceptionnel, des fioles de cinquante centilitres, La Génaiserie si ma mémoire est bonne. Le 90 nous semblait magique; à l’aveugle, il détruisait des monstres sacrés de Sauternes ou d’ailleurs, concurrençant les grands jurançons, les Autan de Plageoles, les bizarreries autrichiennes de Kracher.
Eh bien, cette liqueur de chenin, je l’ai eue de nouveau dans le verre. Enfin presque… Un vin identique, issu du même cépage, mais d’un terroir ligérien bien différent (argilo-calcaire au lieu d’argilo-sableux sur schistes). Clos de La Lanterne 2005, de Benoît Gautier à Vouvray. Eh bien, débouché de façon tout aussi impromptue que le Tertre-Rotebœuf, ce flacon, ses arômes de coing, de safran, d’hélychrise m’ont ému aux larmes, et ont foutu à la poubelle toute ma jolie démonstration sur l’évolution de son goût personnel, l’expérience, bla-bla-bla… Dans ce vin des falaises de Rochecorbon, je revivais avec le même bonheur, la même intensité, la découverte du layon des années 90******.
Alors, désolé, même si l’étiquette de ce vin d’éternelle jeunesse n’est pas une repompe d’Helmut Newton, un tract des verts-de-rouge ou un manifeste intersectionnel, son message est bien plus actuel, porteur d’avenir. Il nous rappelle à une certaine, à une nécessaire humilité, emmerde les tenants du « bon goût », les wine haters, et les cons qui ont forcément raison
* Contre toute attente, sur le pernand 18, la version avec fait exploser la grille de départ, nous offre un magnifique début de course mais peu à peu se fait grignoter par le fruit rouge Ferrari du modèle sans, qui passe le drapeau à damiers avec une petite longueur d’avance.
**Je n’aime pas trop ce terme, souvent utilisé dans le passé par des ayatollahs du vin conventionnel. Il n’empêche que parfois il s’applique parfaitement aux personnes dont on parle.
***Je précise bien que je ne suis pas l’inventeur de ce terme scabreux, ça existe ici, il s’agit de « permettre aux queers, et en particulier aux femmes de découvrir ou redécouvrir l’univers du vin en toute quiétude, sans mauvaises ondes virilistes et paternalistes ». Ouf, tout cela fait bien évidemment les choux gras des pinardie.è.r.e.s inclusifs…
****Selon le mot de Jean Clavel, évoqué dans cette chronique.
*****Les boutiquiers du tout-ce-qui-est-contre ont même trouvé un nouveau hochet, notre alimentation. Pas encore sexiste apparemment, mais raciste. Si, si, à l’heure de la fusion food, un fascicule d’agit’prop’ va sortir sur le thème du « Voracisme ».
******Le hasard a marié cette bouteille avec une tatin d’endives du Canal du Midi aux oranges du haut-Minervois de nos voisins du restaurant d’Azillanet, c’était divin!
Lubrifiant social est de Sade, il ‘est semble. ..
Ah bon?
Ça m’aura échappé.
Dans quel ouvrage, svp, Marianne?
Ce fut un très bon repas bien arrosé apparemment.